“J´allais voir à Kew les kanguroos, ridicules bêtes, tout juste l´inverse de la girafe.”
Chateaubriand, Mémoires d´outre tombe“Ces bras suppliants sont d´horribles machines de brigandage : ils n´égrènent pas de chapelets, ils exterminent qui passe à leur portée.”
J. H. Fabre, Souvenirs entomologiques“Rien de plus singulier que d´être en état d´éveil à Paris. D´user librement de cette ville des villes.”
P. Sollers, Le cavalier du Louvre
Le velours de ses rêves avait été épais. Sa nuit avait été satisfaisante : Des reconquêtes de territoires crus perdus définitivement, des remembrances d´anciens logements, plus chauds ceux-ci. Il avait vu des terrasses méditerranéennes, le soleil, la faune et la flore du Midi, des pots de fleurs débordants d´agavés, des chambres à coucher remplies de cigales, de fourmis et de toute sorte d´insectes se glissant sous les couvertures et dans les rêves. Visions dont il savait obscurément qu´elles s´écrouleraient lors d´un réveil qu´il retarda inconsciemment. Sur les toits provençaux, un metteur en scène somnambulique avait tissé des cordages, élevé le gréement, les agrès, la mâture ; et au-dessus des tuiles en terre cuite rouge s´étendait un royaume arachnéen dans lequel le rêveur incrédule voyait évoluer les personnages acrobatiques d´une pièce oubliée. Un bâtiment fantastique voguait dans l´air chaud. Et puis soudain, la sonnerie du réveil éclata, monta, filtra dans son rêve, grimpa dans les cordages, poussa tous les corsaires dans le vide et l´oubli avant d´être assommée elle-même d´une main tâtonnante mais meurtrière néanmoins.
La sonnerie se tut, tout coula et Charles émergea. Il déplia ses jambes recroquevillées et engourdies et remua ses orteils pour en chasser la formication. La rigueur d´une nouvelle saison l´obligea à chercher un nouveau rythme qui s´imposerait contre le froid. A son domicile, Charles augmenta la consommation de vin rouge qui remplaça le chauffage inexistant ou plutôt le chauffage électrique portable à hélice, relégué par une incroyable avarice dans les derniers recoins d´un grenier - Ovide en Sibérie. Cette terre d´exil pour chauffages dilapidateurs et déloyaux se rappelait à intervalles réguliers à la mémoire de l´avare par des bouffées d´air froid, filtrant par une ouverture dans le plafond figurant d´entrée à une sorte de mezzanine qui … Mais ne fatiguons pas outre nécessité le sens topographique de notre lecteur, nous avons besoin de toute son attention.
Reclus dans un hyperboréen septième étage, sous des toits battus par les vents de décembre, Charles combattit le froid par l´immobilité. A l´extérieur pourtant, Charles compensait l´inertie domestique par une agitation accrue : Il se propulsait exclusivement en patins à roulettes. Descendant les escaliers, deux cents marches en chaussettes noires, les ustensiles de la vitesse latente en mains, 16 roues tournant lentement sur elles-mêmes, Charles, toujours en chaussettes noires, passa furtivement et 14 fois devant un oeil de bœuf guetteur ( et le “e” dans le “o” mimait cratyliquement - le personnage d´Argus nous est déjà familier - l´ œil probable serti dans la patte de verre). Le voisin est l´ennemi le plus redoutable qu´un Charles nu-pieds ait à craindre. Au bas de l´escalier, un Charles assis sur la deuxième marche. Deux chaussures noires se refermèrent sur deux chevilles. Le lacet coupa un peu dans la chair, serra un peu la veine. Et un double nœud termina énergiquement la séance d´habillement. D´abord le pan de tapis épais rouge du hall d´entrée dans lequel s´enfoncèrent quatre roues vertes et quatre roues bleues qui laissèrent à la postérité les traces d´un étrange bipède. Ensuite la brève promesse d´un marbre lisse, mais l´idée pure de la vitesse marmoréenne fut rapidement rappelée par terre par une marche abrupte, le sol irrégulier de la cour intérieur picota sous la plante des pieds, un pas : Et ce fut la Rue.
Ici, Charles était en prise avec la texture du revêtement urbain. Rendu au sol, il avait la réalité rugueuse à étreindre. Le souple caoutchouc épousa le grain de l´asphalte. Nul ne sentirait autant les vibrations de la rue, se dit Charles en esquissant une boucle fière. Peut-être encore le joueur de basket qui guidait lui aussi le grain du caoutchouc sur le râpé du macadam, concéda Charles en se retournant sur lui-même pour parfaire un millième de son périple en marche arrière. Frôler un pare-chocs, remettre à sa place un rétroviseur trop impertinent, faire circuler une politesse un peu plus rapide, un peu plus agile que d´accoutumé au milieu des passant : Tels furent les plaisirs de Charles. Et en haut passait le métro aérien.
A la lisière des toits les chromatismes légendaires, sur le couchant. Le museau retourné sur l´épaule, dans une contorsion de doute topographique, Charles vérifia : Belleville fermait toujours l´horizon au-dessus du Cirque d´Hiver. Il se sentit chez lui, lumineusement, se mit en carre, réalisa trois pas croisés pour doubler le 96 qui transférait sa charge de filles admiratives de la Mairie des Lilas à la Gare Montparnasse où elles prendraient le train vers la Haute Savoie, pour y passer des vacances de ski avec leurs amants en pensant chaque fois que ceux-ci perdraient l´équilibre à lui, Charles, se mettant en carre et réalisant trois pas croisés.
Charles doubla les filles en attente d´aventures alpines, de ski et d´après-ski, ou dépassa tout simplement, noyée dans une foule de lecteurs de journaux , cette jeune fille timide dans la 96, ou la 69, pareil, qui prenait son train vers Mantes-la-Jolie où l´attendait le dîner familial. Et au dessert, elle tomberait dans une rêverie, où, au goût des profiteroles au chocolat, elle dégusterait visuellement son petit fessier. Ah, ces filles. Charles n´avait plus froid.
Dans le Marais textile, les vitrines étalaient les nouvelles collections et avec une lenteur appliquée, Charles commença à pénétrer le secret des chemises bariolées, leurs harmonies cachées et les accords discrets des différentes épaisseurs de leurs rayures. Devant un supermarché, Charles savait qu´ici, il ne serait pas admis. Il devait attendre devant la porte en compagnie de chiens orphelins et de cigarettes asphyxiées deux centimètres avant leur fin naturelle. Charles ne voyait pas la différence structurelle entre lui et une poussette, qui, elle, entrait, avec sa cargaison de sourire barbouillé et moqueur. Et pourtant, l´expression la plus sure de l´art du mouvement fut Charles. Jamais, il ne serait tombé dans une pyramide de petits poids en conserve. Respectueusement, il l´aurait contournée, conscient que du haut de ce monument, quarante siècles de civilisation le contemplaient. Caddy intégré, Charles aurait fait des courses éclairs et aurait essayé un flirt hâtif mais bien équilibré avec la jeune fille de la caisse rapide (réservée à moins de dix clins d´œil). Mais il resta étranger aux témoignages de civilisations millénaires, aux Panthéons en briques de lait, aux hécatombes de poissons, aux jardins suspendus devant la balance digitale, aux rayonnages bachiques et à la jeune fille de la caisse rapide, Vestale lointaine. Charles devait continuer son voyage solitaire.
Victime d´un esthétisme peu compatible avec son moyen de locomotion, il savourait le lent déplacement des monuments fuyant le long de la perspective de sa trajectoire. Notre héros accomplit-il des sauts époustouflants, des slaloms qui exigent autant de l´ œil admiratif du spectateur que des muscles du saltimbanque? Non, calmement, les pans de goudron lisse glissaient sous ses roues. Il évolua timidement à la périphérie des hauts lieux de rassemblement des patineurs. Il contempla rêveusement le ballet des Prétendants autours des Belles sur roues. Devait-il intégrer son tracé dans l´enchevêtrement inextricable des approches concentriques, des courbes et spirales qui se resserraient autour d´une élue? Abandonnerait-il sa verticale, y aurait-il une chute à simuler qui réunirait pour quelques instants un couple timide après tout et dont les partenaires se sépareraient à l´instant pour accomplir des slaloms complexes et des sauts sans trop de motivation sauf celle d´une décharge de tension hormonale? L´étude de ces rassemblements, fourmilières urbaines, aurait pu être riche mais Charles en tira une conclusion rapide et provisoire afin de pouvoir reprendre sa promenade : Par la force, la rapidité et la vitesse, ici dominait le mâle. La femme sembla une athlète plus fragile, surtout de la cheville.
Une pause à la bibliothèque municipale, où nous laissons Charles dans le hall d´entrée afin qu´il reprenne son souffle, nous renseigne que l´engin des vitesses urbaines évolua autour de ligaments tendre et d´os fins : En 1823, Robert John Tyres créa le “Volito” composé d´une rangée de cinq roues alignées, la roue centrale étant plus volumineuse que les autres. En 1828, Jean Garcin, patineur à glace parisien dessina une nouvelle version du “Volito” avec trois roues dont l´une, plus grosse, était située au milieu du patin. Mais devant la prétendue faiblesse des chevilles féminines, il fut créé un patin monté sur deux paires de roues, l´une devant, l´autre derrière, de manière à offrir une base de sustentation beaucoup plus large.
Les articulations demandent nos attentions et soins conjugués. Les manœuvres de l´athlète s´exécutent à la limite du pénétrable et demandent autant de l´œil du spectateur que des muscles du saltimbanque. Dans sa capsule, la tête du fémur roule sur la surface articulaire semi-lunaire. Le grand trochanter s´approche de temps à autre dangereusement de l´épine iliaque ventro-crânial. Les ligaments ischio et ilio-fémoraux se chauffent et se tordent. Le genou s´articule. Sous le double bouclier de la genouillère et de la rotule, compère tibia et seigneur fémur croisent le ligament et se frottent l´un contre l´autre. Et accompagné du ménisque latéral, dans les interstices, le ménisque médial pousse sa chanson plaintive. Dans un accès de rage préhistorique, nous pourrions même nous saisir du fémur tout entier, lever notre bras vigoureux (qu´on décomposerait à cette occasion en de multiples os et osselets, nerfs, ligaments et muscles) pour assommer complètement notre lecteur avec une énumération exhaustives des différentes parties de notre arme. Mais nous nous contentons d´effleurer légèrement ton occiput déjà dandinant, Lecteur fatigue, avec la fossette du ligament de la tête fémorale. Nous rendons ce même fémur inoffensif au tibia paisible et nous admirons une dernière fois leur entente et le lisse immaculée de leurs corps.
Notre patient s´habilla, jeta sa cannette d´Orangina dans la poubelle, se frotta sa cheville, tâta son genou, remonta ses chaussettes noires, lança un dernier regard sur tous ces livres qu´il laissa derrière lui et s´élança dans une propulsion plus sportive qu´érudite. Et, tandis que dans les profondeurs de la fosse poplitée s´amassait la transpiration, le métro passait dans les souterrains. Sur l´ île Saint-Louis, timidement, Charles esquissa un saut au-dessus d´une chaîne en fer noir sous le regard dubitatif de la nef incompréhensive de Notre-Dame. Sur le Boulevard Beaumarchais, il esquissa un saut au-dessus de la glace fondue du Bar à Huître. Sur les Champs-Elysées, il sauta hardiment un caniveau et tout en savourant la descente facile, Charles, les cheveux jouant dans le vent, pareillement que son écharpe aux couleurs vives, prenant les mesures des filles qui passaient, perdit le contrôle sur la vitesse de ses engins. Les huit roues (les mygalomorphes, elles, prennent nos mesures en nous fixant laconiquement de huit yeux noirs qui répondent au nombre de leurs pattes) s´emballèrent, les cheveux s´affolèrent, Charles regretta un nombre insuffisant d´yeux et de jambes pour mieux pouvoir gérer le mouvant groupement des passants. Grappes de visages apeurés, phalange de dos impénétrables, haies de lampadaires et fortifications malodorantes des toilettes publiques, s´enroulèrent dans une boule grandissant qui dévala à sa rencontre. Il essaya quelques manœuvres d´esquive, hésita entre chute préventive et choc concluant, trembla des genoux, battit des bras, cligna des paupières et fonça dans une clairière où la brume crépusculaire étendait un drap d´une blancheur immaculée, déchiré ici et là par la pointe d´un sapin. Au loin, émergeant de la mer cotonneuse, une crête de monts se dessinait dans la transparence de l´air. Leur dentelure se traçait avec une netteté extraordinaire, tandis qu´une grande nuit sortant de leur pied s´élevait vers leur cime. La voix du rossignol était en bas, le cri de l´aigle en haut ; l´alisier fleuri dans la vallée, la blanche neige sur la montagne.
Le changement subit de terrain freina une course insensée et Charles regagna avec des pas lourds et maladroits les dalles de la zone piétonne pour continuer une promenade plus chaste. Cybernétiquement Charles, le vide dans l´ âme, le désespoir au front, il traversa un fragment de la capitale en héros vidéographique et simulé, défendant une course contre la montre dans les canyons de la mégalopole en mégabytes. Et dans quelque aventure parallèle, un autre héros combattit un monstre d´un autre temps, entièrement carapace et charnières, figure en forme de masque à gaz, tuyauterie respiratoire, maxille et palpe maxillaire, labium et palpe labial tâtonnant à la recherche d´une victime vaguement entr´aperçu par des yeux décomposés. Le tout absorbant impassiblement des attaques fulgurantes de boules de feu et de rayons lasers. Et une voix synthétique et caverneuse fit le récit d´époques violentes : Un certain nombre d´espèces méridionales ont été introduites lors d´envois d´oranges ou d´autres produits (organes?) par des automobiles, de sorte qu´il n´est pas rare de trouver ces Créatures se promener dans les rues de New York, en quête d´une proie.
Sur ses patins, Charles fut résolument moderne. Au clignotement maladif des enseignes de pharmacie se mêlait la consolation des façades sereines des hôtels particuliers qui promettaient les plaisirs d´une société s´enfonçant en des causeuses moelleuses et des conversations habiles. Et honnêtement Charles, devant ces monuments, notre héros se sentit décidément classique. Quatre roues sur le trottoir, quatre roues dans le caniveau, Maître de l´Equilibre et du terrain de partage, négociant un passage entre deux voitures mal garées et une Jeune Fille redressée majestueusement, flanquée des amples pans de son manteau, traînant à la façon d´un long voile, le thorax long et mobile redressé, traversant nos aventures appuyée sur une poussette, Charles, oui, oui, Charles se nomme notre sujet, prit la rue Charlot, passa devant l´Hôtel de Retz, et, se tenant toujours en équilibre, se sentit tout conspirateur, grand intrigant ourdissant des conspirations peu claires, balançant, vacillant, trottoir, caniveau, voiture, poussette, voilà qu´il fut sur la rue encore, rue Charlot, revêtement affreux, un des plus affreux. Loin, plus loin.
Le chant d´une grive, le volume palatal d´une Madeleine : L´appareil mnémotechnique de Charles réagissait plus aux impressions olfactives. Il respira une ample bouffée de gaz émanant des pots d´échappement d´une Vespa et se souvint des promenades bipneumatiques en compagnie d´un ami pubertaire : D´autres latitudes, d´autres alchimies. Benzol, benzène, toluène, xylène, Charles respira encore une ample prise de Modernité. A droite, les Archives Nationales : des textes cachetés depuis 700 ans par des sceaux aussi larges qu´une des ses huit roues en caoutchouc, - la Cire n´aurait pas scellé ses pérégrinations pendant 100 mètres. Charles roulait et roulait et se promit ce jour-là de sceller avec ses roues tous les textes de ce fier pays : “Considérons les guerrez, les grans desobeissances, invasions, roberies, injurez et exces que le roy d´Engleterre, ses subiez et les autres ses aliez, anemis du dit nostre seigneur le roy et de son royaume ont commis, faiz et perpetrez contre nostre dit seigneur le roy de France et contre son royaume.” Rouen, 21 avril 1339, 8 sceaux sur simple queue.
Au Champs de Mars, Charles s´étendit sur une pelouse et mangea un chausson aux pommes. Il sourit et nous de même, soulagés de ne pas devoir poursuivre le trajet de cette pomme-ci, car nous connaissons déjà remarquablement l´appareil digestif de Charles. Nous ne nous y attarderons pas. Nous allons vite, car nous sommes en patins. A tout vitesse, il traversa un Jardin d´Histoire Naturelle comme il les affectionnait. Cages des fauves, jardin de pierre des singes et aquariums : Nous connaissons l´écosystème. Que ferait ce singe d´une paire de patins? Ce pingouin, aurait-il préféré ceux à glace? C´était probable. Charles, s´était-il fait imprimer des cartes de visites finalement? Le perroquet fut habituellement bariolé et insensible à la conversation habile que Charles, classique, lui proposa en Honnête Homme. Charles commençait doucement à pénétrer les harmonies secrètes des différentes épaisseurs des rayures d´un zèbre lorsqu´une envie subite le prit : Il voulut rendre un hommage à la maison des insectes où tant d´aventures avaient pris leur élan.
Ici, on rampait, on était sensible des antennes, on maîtrisait même le spectre infrarouge, on se regardait par des yeux décomposés et multiples (14 ou plus?). Les pronotums s´ornaient de dessins discrets, on fut broyeur ou suceur, parfois broyeur-suceur et la vie ne fut qu´agitation et fourmillement. C´était une faune anachronique, étrangement privée de chair, toute en chitine et cuticule, occupée à organiser des oligarchies souterraines, à pousser l´opercule et à inventer toujours de nouveaux pièges. Une existence à construire des trappes mieux camouflées encore et à ourdir des filets de plus en plus translucides.
Contemplant ces créations toutes en charnières, carapaces, articulations, antennes et yeux à facettes, travaillant tous dans le bâtiment, Charles, agnostique prudent, projeta hardiment sur l´écran courbé de sa boîte crânienne le court-métrage d´un Dieu ingénieur qui se présenta au sixième jour avec une pile de brevets haute comme la tour de Babel au bureau de la propriété industrielle avant de se réunir le dimanche avec ses camarades polytechniciens : “Tiens, Gilgamesh, j´ai inventé un truc qui doute!”
Pattes sous verre, cannibalisme à distance sure, mandibules interdites de nourrir, le spectacle de la Mante Religieuse mena à terme l´éducation sentimentale de Charles : A demi redressé majestueusement, flanqué de ses amples et fines ailes vertes, traînant à la façon de long voiles en lin, les pattes ravisseuses repliées devant le prothorax long et mobile redressé, l´animal entier resta dans une immobilité recueillie. Voilà un insecte qui pria ! Pythonisse rendant ses oracles, ascète en extase mystique, Tartuffe attendant la proie qui passe : La prêtresse d´un culte cruel se mit en embuscade pour prélever tribut de chair fraîche. La proie passa et fut saisie par les pattes en prière, projetées vers l´avant à une vitesse fulgurante. Fémurs et les tibias portent une double rangée d´épines acérées. Les deux grappins s´abattirent, les griffes harponnèrent, les doubles scies se refermèrent, enserrèrent. Les épines maintinrent fermement la victime tandis que la Mante la dévora goulûment en s´aidant de ses mandibules tranchantes.
L´existence de cette créature n´est qu´un massacre et elle fait peu de différence entre ses victimes : Charles surprit l´horrible couple que voici. Le mâle, recueilli dans ses vitales fonctions, tint la femelle étroitement enlacée. Mais le malheureux n´avait pas de tête ; il n´avait pas de col, presque pas de corsage. La terrible amante, le museau retourné sur l´épaule, dans une contorsion lascive, continua de ronger les restes du doux amant; et ce tronçon masculin, solidement cramponné, continua sa besogne.
Charles ne connaîtra pas de femme. Ceci réduit considérablement nos possibilités d´intrigues et, surtout, exclut une exploration attendue de l´appareil génital de notre héros. Et pourtant, nous avions déjà habilement encadré la région en examinant l´appareil digestif et les membres inférieurs, notre trilogie a évolué tranquillement du larynx vers les contrées subceinturiales, nous avions déjà trouvé les encyclopédies appropriées dans les bibliothèques convenables et dans notre fichier se côtoient des bijoux tels que le sillon balono-préputial, les glandes préputiales de Tison et les glandes de Bartholin (ah non, Charles ne les sentira jamais en activité, celles-là). Mais Charles restera sans progéniture, et cette pérégrination également.
Avec regret, nous abandonnerons ce cycle et jetons avec Charles un dernier regard sur la femelle qui découpe le mâle avec ses pattes en formes de pince sciée. L´attaque de la proie avait commencé par la nuque. Une large plaie cervicale s´était ouvert. Malgré le fin museau pointu, qui semblait peu fait pour cette ripaille, la pièce entière disparut, à l´exception des ailes, dont la base seule, un peu charnue, fut mise à profit. Les pattes, les téguments coriaces, tout y passa. Le gigot, l´une des grosses cuisses postérieures, fut saisies par le manches. La Mante le porta à sa bouche, le dégusta, le grugea avec un petit air de satisfaction.
Paris, 1995